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INFLeXions No. 3 - Micropolitics: Exploring Ethico-Aesthetics (Oct. 2009)

Saisir le politique dans l'évènementiel, Entrevue avec Maurizio Lazzarato, novembre 2008
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Maurizio Lazzarato : ML B
rian Massumi : BM
Erin Manning : EM

BM: Je pensais prendre comme point de départ un article que j'ai lu dans le New York Times (Novembre 2008), une certaine rhétorique que l'on entend beaucoup maintenant lors de la crises des subprimes. C'est un article au sujet Morgan Stanley, une des grandes entreprises financières, qui dit que le problème c'est que l'on consomme trop. On meurt de consomption. La crise économique s'est produite à cause d'un excès de consomption, et c'est la faute des consommateurs individuels qui se sont trop endettés : c'est un défaut moral personnel. Tu parles de la dette comme technique de traçage qui fait partie de tout un ensemble de dispositifs de gouvernementalité. Est-ce que tu peux élaborer et réagir à cette idée que la crise est causée par le comportement individuel des consommateurs ?

ML: Je pense que la crise financière met en lumière cette technique du gouvernement qui est la dette. Je pense que la dette, donc le crédit, est une technique du gouvernement qui est plus répandue aussi aux Etats-Unis qu'ici en France. C'est une technique à la fois économique et une technique de production ou de contrôle de subjectivité. Ces choses vont ensemble. C'est intéressant de voir comment la gouvernementalité se fait au croisement de différents dispositifs : la production de subjectivité et l'économie.

On voit très clairement qu'est-ce qu'était le projet néo-libéral : la finance était une machine pour transformer les droits en crédits, disons comme ça grosso modo. Au lieu d'avoir une augmentation salariale, tu auras un crédit à la consommation. Au lieu d'avoir droit à la retraite, tu auras une assurance individuelle. Au lieu d'avoir droit au logement, tu auras droit à une hypothèque. Ce sont des techniques d'individualisation.

Effectivement le droit, c'est quelque chose de collectif qui doit être reconnu socialement. Là il y a une individualisation. Deux mécanismes se sont croisés, qui semblent contradictoires : d'un côté, on va déculpabiliser l'individu par rapport à la dette. Je reprend un peu Nietzsche dans la Généalogie de la Morale. Au début de Généalogie de la Morale, Nietzsche souligne que dette et faute, en allemand, c'est la même chose : culpabilité (Schuld). Déculpabiliser l'individu par rapport à la dette individuelle, c'est éventuellement les culpabiliser par rapport à la dette collective parce qu'effectivement les gens sont responsables, comme il dit, de toute la dette qui s'accumule. On est pris - comme disent Deleuze et Guattari dans l'Anti-Œdipe - dans la dette infinie : on n'a jamais terminé avec la dette dans le capitalisme.

Cette transformation des droits en dette ou en crédits est absolument contradictoire parce que d'un côté le néo-capitalisme appauvrit les gens - il bloque les salaires depuis des années et il réduit les services sociaux - et en même temps, il produit l'illusion de pouvoir les enrichir à travers le crédit. C'est un truc complètement dingue. C'est une façon de penser pouvoir enrichir les gens sans changer les rapports de propriété. C'est un peu ça, le fond du problème, je pense. Le domaine politique est effectivement devenu une question de comment enrichir les gens à travers l'accès au crédit. Et donc, l'inflation qui était autrefois dans les biens de consommation, s'est transformée dans la finance elle-même.

On a bloqué les salaires et on a détruit les services publics, mais on a ouvert le crédit. Donc ce n'est pas une crise individuelle des gens, c'est une crise du modèle politique qui les avait mis en place, je trouve. Comme disait Bush, c'est la société des propriétaires, des propriétés individuelles. Cette histoire que tout le monde doit détenir une propriété individuelle trouve une limite parce que la seule façon de l'organiser, c'est de donner accès au crédit. Donc là, il y a un véritable problème du point de vue économique. En réalité, ça ne marche pas que tout le monde devienne petits propriétaires sans changer le concept de propriété - c'est contradictoire. Et là on est complètement dans cette contradiction. Donc il n'y a pas une séparation en réalité entre économie réelle et économie financière parce que c'est l'économie réelle qui demande de bloquer les salaires et de bloquer les services sociaux : ça va ensemble.

D'ailleurs on sait depuis Marx que la finance est une des métamorphoses du capital, et la plus importante parce que la plus déterritorialisée. Seulement la nouveauté maintenant, je pense, c'est que dans cette phase, on a accès généralisé au crédit. Le capital humain, comme on dit, c'est quelqu'un qui a accès à tout le crédit: crédit à la consommation, crédit pour pouvoir se former. Aux Etats-Unis, il y a toujours le crédit individuel. Donc c'est ce système qui est en crise.

Du point de vue économique, du point de vue de la production de subjectivité, on sait depuis Nietzsche que la dette, c'est effectivement être capable de promettre et donc de garantir le fait que tu vas rembourser. C'est la construction de la mémoire, c'est la construction de la responsabilité. Et donc ça travaille très profondément la subjectivité parce que c'est un mécanisme de construction du sujet. Qu'est-ce que c'est le crédit ? Le crédit, c'est une promesse de prospérité, c'est une occupation de la part du capital du temps. C'est le temps qui est volé, ce n'est pas un temps productif comme le travail, c'est un temps social. Toi tu t'endettes aujourd'hui pour 30 ans, la dette pour la maison, la dette pour l'automobile, la dette pour l'assurance maladie, et tout ça. C'est une technique qui est présente tout le temps, elle n'est pas intermittente. Quand tu as une dette, tu te lèves le matin comme j'ai cité, ici, dans le petit livre Le gouvernement des inégalités1, une étudiante américaine : « Je vis tout le temps avec ce problème de la dette. Je dois tout le temps adapter ma vie au le fait que je dois rembourser cette dette. Donc, je dois mesurer, je dois savoir combien je dépense pour l'autobus, combien je dépense pour la nourriture. Je dois calculer. » Donc la dette est vraiment une technique de contrôle de la subjectivité qui est très impersonnelle, qui t'oblige à un autre contrôle en réalité, parce que c'est toi-même qui doit te contrôler une fois que tu es endetté, c'est toi-même qui est obligé à réorganiser toute ta vie et toutes tes dépenses en fonction du fait que tu as des dettes à rembourser. C'est des choses qui vont très bien ensemble, c'est un contrôle du temps, un contrôle de la subjectivité, une projection de l'avenir qui est d'une certaine façon récupérée ou capturée par la dette. C'est un mécanisme qui n'arrive pas à réaliser ce qu'il veut réaliser. Et donc là s'ouvre une crise. Cette une histoire de transformation des droits parce que, fondamentalement, avec le Welfare, avec Roosevelt, on avait distribué les droits. Et là, avec cette tentative de transformer ces droits en crédits - je pense que c'est la logique profonde de ce qui se passe - on trouve une limite.

BM: Tu dis que la dette est une technique du temps. Tu dis que c'est un pont entre le présent et le futur. C'est une ligne de continuité du temps qui est néanmoins brisée par des moments d'incertitude. Tu cites Deleuze et Guattari qui parlent d'une macropolitique de la société dont l'envers est une micropolitique de l'insécurité. La rhétorique de la crise financière tourne autour de la sécurisation, de l'investissement, du financement. Estce que tu peux parler un peu de cette production d'insécurité par des mécanismes de sécurisation?

Maurizio Lazzarato Le Gouvernement des inégalités : Critique de l'insécurité néolibérale. Amsterdam : Éditions Amsterdam : 2008.

ML: Là, c'est un peu compliqué, mais je pense que le terme qu'on a le plus entendu, c'est le terme confiance. Il faut rétablir la confiance, et ça c'est intéressant. Je pense que les systèmes financiers transforment la confiance en sécurité et substituent au problème de confiance, la sécurité. Qu'est-ce que ça veut dire? Marx dit une chose très importante là-dessus, c'est qu'effectivement on a l'impression que le crédit fonctionne à rebours du marché et du droit à l'accès à la marchandise et de l'organisation du travail. Pourquoi est-ce qu'il fonctionne à rebours de ce qu'on connaît? Parce qu'effectivement, dans l'organisation du travail, dans le marché, les rapports entre les hommes passent à travers la marchandise. Effectivement le rapport entre les hommes passe à travers des objets. Et donc l'homme est séparé de lui-même et est séparé des autres hommes avec ce langage dialectique de Marx. Par contre, on a l'impression qu'aujourd'hui il n'y a plus ce type de rapport parce que le crédit se fonde sur la promesse que moi je te fais de pouvoir te rembourser, donc moi je te fais confiance. On a l'impression qu'il y a un rapport direct, c'est l'inverse de ce qui se fait.

Et donc là, on a l'impression qu'effectivement on se trouve dans un monde où on doit faire confiance les uns aux autres, on doit faire confiance à qui on prête de l'argent. Comme si on était sorti de la production économique et, on était rentré dans une sphère de la production de valeurs. Marx dit qu'en fait la confiance, c'est la méfiance et la défiance la plus forte. C'est l'intérêt égoïste et l'intérêt individuel qui prime là aussi. Du moment qu'on est rentré dans la sphère où effectivement les hommes ne sont plus séparés les uns des autres par les dispositifs du marché et de la marchandise, on est confronté à l'homme en tant que tel parce qu'on doit lui faire confiance. En réalité, c'est la défiance la plus totale parce que les dettes qui circulent sont toujours des intérêts égoïstes. Donc effectivement le marché produit lui-même l'insécurité parce que ce qu'on a en face de nous, c'est toujours un rival, c'est toujours quelqu'un qui est d'une certaine façon notre ennemi.

Il faut limiter. Je dois limiter ta liberté, je dois limiter ta puissance d'agir, je dois limiter ta capacité d'agir parce qu'effectivement tu es mon ennemi. Tu es mon ennemi, pas un ennemi guerrier, mais un adversaire potentiel. Si on est tous mus par des intérêts égoïstes, la seule façon de pouvoir de pouvoir mettre ensemble, de pouvoir coordonner ces intérêts égoïstes, c'est d'introduire les principes de sécurité. Et c'est ça qui se passe. Ce que dit Marx, c'est qu'à la confiance, on substitue des mécanismes de sécurité qui sont mis en place même à niveau financier.

EM: Et si tu allais encore plus loin ? Je ne sais pas si tu as réussi à penser comment continuer cette logique dans un mode où ce qui se passerait dans la dette, l'emprunt, etc, se passerait à un niveau super-spéculatif comme on le voit maintenant dans le marché mondial. C'est vrai qu'à un certain niveau, il y a la dette et l'emprunt entre l'individu et la banque, mais qu'il y a aussi plusieurs niveaux d'emprunts où il me semble que le réseau de déplacement spéculatif d'argent est encore plus vaste. Je ne sais pas si tu as pensé du tout à ça dans le contexte de cette crise économique (2008).

ML: Non, je n'ai pas pensé tellement à ça parce qu'effectivement tout le monde se concentre un peu là-dessus. Moi, j'ai voulu voir quels étaient les rapports sociaux à l'origine de la crise. Parce que tout le monde dit que c'est la spéculation et tout ça. Mais en réalité l'origine de la crise n'est pas un hasard. La maison individuelle, c'est le symbole même de l'individualisation, voilà. La propriété individuelle, c'est la maison. Même symboliquement, ça se fonde là-dessus. Mais effectivement le capitalisme

- une fois qu'il a mis en place ce mécanisme - marche seulement si ce rapport est toujours expansif. Il faut qu'il soit expansif à l'infini. Et c'est pour ça qu'à mon avis, ça s'écroule maintenant. D'abord parce que c'est une illusion de pouvoir transformer tout le monde en petits propriétaires. Une fois que ce mécanisme s'est enclenché, il est devenu multiplicateur, parce que le capitalisme fonctionne par reproduction élargie, jamais par production simple. C'est la déterritorialisation infinie comme le disent Deleuze et Guattari.

Tout le monde fixe son attention seulement sur ce mécanisme spéculatif, si tu veux, mais ce mécanisme spéculatif, je pense que c'est plus utile de le lier à la reproduction. La reproduction élargie de ce mécanisme, ça veut dire la reproduction élargie du gouvernement, de ses relations de pouvoir. Et cette incapacité de la part du capital de développer cette forme de gouvernement qui fait entrer en crise le système, je pense. Tout le monde dit que c'est un problème de spéculation, donc une fois que l'on a réglé, que l'on a mis des règles, tout rentre dans l'ordre. Je pense que ce n'est pas ça le problème.

BM: On dit que c'est la fin du néo-libéralisme.

ML: Mais ce n'est pas du tout la fin du libéralisme. Ce que l'on voit, ce sont toutes des mesures qui sont en réalité néo-libérales. Tout le monde parle du retour de l'État, mais l'État, il a toujours été là. On ne peut pas séparer les politiques libérales de l'intervention de l'État. Cela a démarré ensemble, c'est banal à dire.

EM: Dirais-tu que ce qui se passe aujourd'hui au niveau de l'économie et de la dette est impossible à comprendre au niveau « rationnel » d'intelligibilité : qu'il n'y a pas de logique préconçue ? De la dette spéculative à la « logique » spéculative ?

ML: Ce qu'on voit émerger, si on revient à ce que l'on a vu, c'est qu'il y a trois dettes qui fonctionnent. Il y a une dette privée, une dette souveraine et une dette sociale. C'est ce que j'ai essayé d'expliquer avec Foucault. Il dit que le libéralisme c'est essayer de résoudre la contradiction ou l'hétérogénéité, plutôt hétérogénéité parce qu'il n'utilise pas « contradiction », « hétérogénéité » entre le dispositif économique et le dispositif politique. Et il dit qu'il faut un troisième élément, et c'est le social. Et là, on retrouve le même problème. On a la dette privée - effectivement l'économie - des entrepreneurs, et la dette souveraine, la dette de l'État, l'État étant souverain. Et il faut une troisième dette, c'est la dette sociale, et c'est à travers cette dette sociale, que l'on gère le Welfare State. Cette histoire du capitalisme qui passe à travers le social pour rendre compatible des logiques différentes - la logique économique et la logique politique à travers le social - on la retrouve au niveau de la dette : dette privée, dette souveraine et dette sociale. Et elle joue sur ce différent type de dettes, on les agence mais toujours dans une logique de dettes qui permet une gestion économique et une gestion de la subjectivité en même temps. Cette histoire de l'agencement des trois dettes, je la trouve très importante. Aujourd'hui, je pense qu'ils vont utiliser la dette sociale encore une fois mais dans une logique néo-libérale pas dans une logique « socialiste ».

EM: Est-ce que tu peux dire en peu plus ce que tu comprends par le néolibéral ?

ML: Regardons historiquement ce qui s'est passé : il y a eu une grande phase de mondialisation qui est partie de la fin du XIXème siècle et qui a débouché dans la première guerre mondiale. C'est une phase de mondialisation très importante, presque aussi importante que celle que l'on a vécu, jusqu'aux années 1980. Le taux de socialisation de l'économie était inférieur à ce que l'on avait atteint avant la première guerre mondiale. Et ça a conduit à cette catastrophe de la première guerre mondiale, après la guerre civile en Europe, la révolution russe, tout ce bordel. Après il y a eu la crise de 29. Et là, la crise a été résolue parce que des éléments du socialisme ont été intégrés dans la politique de l'État. A l'époque, même les penseurs libéraux pensaient à une crise inévitable, et une possibilité du succès du socialisme. Et ça a été résolu à travers la dette sociale qui a intégré des éléments du socialisme et a transformé ce qui était un commun non-étatique en un public étatique. C'est l'intégration à l'État, des moments de socialisation, des moments de mise en commun, des moments de coordination qui était en dehors de l'État. Toutes les formes de solidarité, de mutualité que le mouvement ouvrier avait développé, ont été intégrées dans l'État Providence. Et la grande revanche du libéralisme, c'est de détruire même cette modalité de capture du social et du socialisme que le Welfare avait intégré. Donc toutes ces politiques sont des politiques de destruction de ces acquis en droits: droits à la sécurité sociale, droits au chômage. Et c'est ça qui s'est passé, en transformant comme principe de base la propriété individuelle. Transformer tout le monde en de petits actionnaires fondamentalement. Transformer tout le monde en de petits propriétaires individuels, finalement.

BM: En France, tu marques la venue en force du néo-libéralisme par la transformation du consommateur en actionnaire pendant les années 70 à travers la réforme de la gouvernance des fonds de pension. Et puis, tu pars d'une position que tu qualifies de schizophrénique dans laquelle les gens, en même temps, se vendent sur le marché du travail et sont actionnaires en capital humain, entrepreneurs de soi-mêmes. Tu dis aussi que tout le monde comme entrepreneurs d'eux-mêmes, deviennent comme des molécules du capital. Mais étant donné cette faille et ce devenir-capital de l'individu, on doit reformuler ce qu'on entend par l'intérêt égoïste. Et, c'est mal comprendre le néo-libéralisme que de penser que les intérêts sont prédonnés. C'est le marché qui répond aux intérêts égoïstes. Pourrais-tu dire quelque chose à propos de l'antinaturalisme du néo-libéralisme et de cette complication dans le concept d'intérêt? Il me semble qu'il y a là un des angles d'entrée des pratiques créatives et contestataires, dans une mutation de ce que c'est que l'intérêt.

ML: Alors l'histoire de la schizophrénie, ce n'est pas compliqué à comprendre parce qu'effectivement on est en même temps salarié et actionnaire. Cela introduit une schizophrénie parce qu'on est en même temps exploité et intéressé à l'exploitation. Cette schizophrénie passe à l'intérieur de chaque individu car il est des deux côté à la fois. C'est plus compliqué qu'autrefois où effectivement il y avait une scission nette entre un prolétaire et un capitaliste. Aujourd'hui effectivement, en partie, c'est illusoire et en partie c'est effectif, surtout aux Etats-Unis où ce processus est beaucoup plus avancé qu'ici en France. Aux Etats-Unis, c'est très évident que toutes ces choses-là sont plus approfondies. Cette schizophrénie pose un problème de mobilisation subjective. Qu'est-ce que cela veut dire quand on est en même temps salarié, donc on est dans une entreprise, et on est, soi-disant, dans une situation d'exploitation comme disait Marx et en même temps, on est actionnaire de cette entreprise. Comment se mobilise-t'on ? Je pense que c'est une des forces du libéralisme.

La seule façon d'accéder aux droits, c'était de s'organiser, d'avoir une dimension sociale et collective. Là, on dit au travailleur/entrepreneur ce n'est pas ça, ça ne marchera pas, il faut passer par ton rapport individuel. Il ne faut plus faire confiance à l'action collective, il faut faire confiance au marché. C'est une transformation subjective très importante qui a mis beaucoup de temps à se faire. Mais comment détruire la confiance ? En disant effectivement : « il faut investir ! N'attend pas le droit à la retraite de ton action politique et sociale dans le syndicat - tu peux l'avoir dans le marché ». C'est un passage épocal très important qui détruit des croyances à l'action collective.

Cela a des effets très importants au niveau de la mobilisation. Pour ce qui concerne l'intérêt, effectivement, ce n'est pas un intérêt naturel parce que l'intérêt est comme tout dans le néo-libéralisme, construit. Le libéralisme s'est constitué sur la base de la présupposition des intérêts naturels. L'individu avait des intérêts individuels. Et le problème était de défendre les intérêts individuels contre toute intrusion étatique. Là, je pense que le problème, c'est plus celui-là, c'est la construction du capital humain. Le capital humain, ce n'est pas quelque chose qui est déjà là, mais quelque chose qu'il faut construire. Il faut le construire avec différents dispositifs, il faut investir : investissements individuels, formation, assurance. C'est toi qui doit le faire. C'est ta responsabilité, et cela dépend de comment toi tu construis et tu agences ces différentes choses. Donc, l'intérêt est construit à travers une multiplicité de techniques, qui te pousse à être employable. Pour être employable, il faut être bien formé. Pour être bien formé, il faut suivre le bon cursus de formation. Il faut faire de bons investissements. Tu es responsable de ton capital humain. Et ça c'est une autre transformation importante de la subjectivité.

Comment transformer les salariés en responsabilité capitaliste, comment les faire devenir un petit atome du capital? C'est une récupération de tout le côté entrepreneuriel pour le donner à l'individu. D'une certaine façon, d'un individu passif, ils vont le transformer en individu actif. C'est une activation mais dans les limites de la logique capitaliste. L'intérêt n'est pas déjà constitué, il est construit. Il est construit à travers cette multiplicité de dispositifs. Là, c'est vraiment un dispositif micropolitique. Et ça, c'est nouveau. On n'a pas compris l'analyse que font Deleuze, Guattari et Foucault, dans les années 60 et dans les années 70, quand ils parlent de micro-physique d'un côté, de pouvoir de l'autre côté, de micropolitique. C'était vraiment saisir cette nouvelle configuration du capital.

EM: En amorçant ces entrevues, on a remarqué combien le concept de « micropolique » est devenu problématique pour certains. Pour Isabelle Stengers et Bruno Latour, le micropolique semble demeurer en trop forte relation avec la macropolitique, instituant une relation dichotomée du plus petit au plus grand. Toi, par contre, tu continues à mobiliser ce concept à partir de la pensée de Foucault et de Deleuze et Guattari. Tu abordes la micropolitique, par exemple, dans le 2e chapitre de Le gouvernement des inégalités. Tu parles de la perte de pouvoir d'institution dans le contexte de comment les partis politiques et les syndicats n'arrivent plus à problématiser ce qui arrive à notre société, à nos situations, ni aux groupes sociaux. D'après toi, ils ont perdu tout pouvoir d'institution et « se limitent à défendre et à gérer ce qui existe, ce qui est déjà institué». Pourrais tu en dire d'avantage au sujet de formes de résistance au niveau micropolitique ?

ML: C'est une question de comment on pense la micropolitique - si on pense la politique, d'un côté, comme plus de pouvoir et tout ça, ou bien si on pense la politique comme la capacité de poser de nouveaux problèmes en faisant émerger de nouveaux sujets et de nouveaux objets de la politique. Je pense que les partis politiques classiques n'ont pas cette capacité de problématisation, de poser de nouveaux problèmes. On est encore très lié à comment ont été problématisées les choses au XIXème siècle. La gauche est encore reliée à cette problématisation là ; le problème, c'était effectivement ce qui émergeait de la lutte des classes à cette époque là. Et après, on a perdu cette capacité de problématisation.

Cette histoire du rapport entre macropolitique et micropolitique, c'est une très grande problématisation que Deleuze et Guattari, et Foucault, d'une façon tout à fait différente, ont posé en même temps. Ils étaient obligés de le faire parce qu'il fallait comprendre le pouvoir d'une façon différente. La micropolitique n'est pas seulement la micropolitique de la subversion, c'est aussi et d'abord la micropolitique de comment fonctionne le pouvoir. Le pouvoir fonctionne en réseau.

Deleuze et Guattari précisent que la micropolitique et la macropolitique sont inséparables. On ne peut jamais les séparer parce que la micropolitique passe dans la macropolitique, et vice-versa. L'autre jour, lors d'une soirée de discussion au sujet de la coordination des intermittents précaires, on a discuté du fait que notre vie quotidienne es remplie de rapports usagers : on va à l'école, à la crèche, à l'hôpital, à l'assurance chômage, on va demander de l'aide. Quand on est usager, on est toujours pris d'une façon différente dans une administration, dans des rapports, des rapports qui sont micropolitiques. Ces rapports sont des dispositifs qui sont, à la limite, hétérogènes, comme dit Foucault. Ils sont hétérogènes car chacun a sa logique. Mais dans chacune de ces relations, on a des contraintes, on est mobilisé subjectivement, on est repoussé pour certains côtés, on est mobilisé pour d'autres. Je ne comprends pas pourquoi ce concept de micropolitique n'est pas pris d'avantage en considération. Parce que même dans le travail salarié maintenant, il y a un travail micropolitique fait par le management qui est formidable surtout à partir des années 70. Ce qui est compliqué, c'est l'agencement entre la micropolitique et la macropolitique. On ne peut pas faire l'impasse sur cette histoire. Parce que 90 % des politiques du capital passe par le niveau micropolitique.

EM: Tout à fait. Le concept qu'Isabelle Stengers voulait présenter, au lieu, est le concept de mésopolitique. Donc, l'émergence dans et par le milieu. C'est un concept intéressant, je crois.

ML: Mésopolitique, tu peux m'expliquer ce que c'est ?

EM: Pour elle, le mésopolitique, c'est ce qui émerge dans l'engendrement d'un nœud qui va créer un nouveau milieu politique - une instauration, comme dirait Souriau. Le politique devient évènement à travers un « faire œuvre » du milieu qui crée de nouveaux réseaux de potentiels qui font en sorte que de nouvelles expressions soient créées.

ML: Ça peut être vrai. Ce qui m'intéresse moi, dans le travail de Foucault et même dans le travail de Deleuze, c'est vraiment la description des techniques. C'est cela qui est fondamental. Les techniques sont spécifiques : il faut les inventer et les construire. Elles ne sont pas données. Il faut les penser chaque fois. Donc cette histoire des techniques, des dispositifs, des processus, c'est très très important. Il faut des techniques macro, mais il faut surtout des techniques micro. Ces techniques - étant donné que c'est un processus, et que ce n'est pas quelque chose de donné, que les règles de ce processus sont des règles immanentes qui sont générées par le processus lui-même - il faut leur donner une attention particulière. La production de subjectivité, je suis tout à fait convaincu que c'est un aspect très important de la politique. Après il y a effectivement d'autres techniques qui sont des techniques macropolitiques. Sur le terrain de la macropolitique, il y a des choses qui sont encore valables maintenant, de ce qu'on a raconté, il y a un siècle. Par contre ce qu'on ne connaît pas tellement bien, on n'a pas toujours problématisé en tant que tel, c'est le niveau micropolitique, je pense.

EM: Tu parles dans plusieurs de tes écrits de forces et de la plasticité du monde. Dans le deuxième chapitre de ton nouveau livre (2008), tu cites Deleuze et Guattari en parlant des segmentarités dures et fluides. Je cite: « Les fuites et les mouvements moléculaires ne seraient rien s'ils ne repassaient pas par les organisations molaires et remaniaient leur segment à leur distribution binaire.» Un peu plus tard tu reprends: « L'illusion de la synthèse et de la réconciliation de ces plans différents a signé l'arrêt de mort de la révolution elle-même. » J'aimerais reprendre ces questions en visant l'idée de plasticité, ou du concept the Souriau de « faire œuvre». Comment vois-tu ces concepts dans la micropolitique du milieu qui te travaille (les travailleurs intermittents, par exemple). Comment vois-tu ces concepts face à la microrévolution, au remaniement, à la création de la politique ? Où en sommes-nous ?

ML: Ben ça, je ne sais pas. Le problème, c'est qu'on est dans une phase d'expérimentation sans horizon. C'est une phase d'expérimentation et, on ne voit pas très bien. Moi, ce qui m'intéresse dans le cas des intermittents, ce sont leurs expérimentations, leurs actes micropolitiques. Le problème lui-même, je ne pense pas qu'on peut le généraliser.

EM: Je peux être plus précise. Tu parles de la coordination qui utilise la devise : « Ni dedans, ni dehors. » Pourrais-tu préciser les techniques de ce « ni dedans, ni dehors » ? Où en sont venues les relations entre les intermittents et les institutions ? Comment ont-ils trouvé possible de participer dans la capture d'évènements qui sont ontogénétiques mais qui ne sont pas nécessairement en dehors de l'institution? Ont-ils inventé des techniques qui mettent de l'avant la plasticité du politique, le « faire œuvre » du social ?

ML: Effectivement, ce sont des techniques qu'on utilise politiquement. Cette technique qui a été utilisée pour la coordination « Ni Dedans, Ni Dehors », signifie être en radicalité externe l'institution, c'est-à-dire, ni en décalage complet, ni en intériorité. C'est un positionnement politique pas facile à tenir car ou bien tu as l'impression d'être capturé dedans, ou bien, tu as un décalage complet avec ce qui se passe. C'est quelque chose que tu ne pas définir de façon abstraite. Il faut le définir chaque fois par rapport à un cas spécifique. C'est un pragmatisme lié à ce que tu fais.

Ça a donné des résultats très intéressants pour toute une série de choses. Cette lutte a pu durer longtemps, je pense, parce que normalement un conflit comme ça dure quinze jours, un mois quoi. Là, il a eu une continuité très longue parce qu'ils ont appliqué d'autres techniques que les techniques habituelles en intégrant aussi de vieilles techniques. Une autre de ces techniques était de constituer des moments de médiation avec l'institution. Comment? À travers un comité de suivi conçu comme instrument de médiation à l'intérieur de l'institution. Ce qui peut paraître contradictoire ne l'était pas forcément. En réalité, ça met en crise le concept sur lequel normalement est construit le politique.

Si vous prenez le syndicat, par exemple. Le syndicat, quand la coordination a proposé de faire ce qu'elle appelait à l'époque une expertise, le syndicat a dit qu'il fallait que l'expertise soit faite par des experts indépendants. Donc, il faut que des savants viennent et qu'ils mènent l'expertise. Les autres disaient : « non, non, l'expertise, on va la faire nous-mêmes. » Le syndicat avait une confiance dans la scientificité des économistes et des sociologues du point de vue extérieur qui est neutre par rapport aux forces en jeu. On voit ici les petits déplacements par rapports aux divisions préconçues : savant/non-savant, expert/nonexpert, politique/non-politique. L'idée était de jouer avec les divisions, de les remettre en question.

Pour que le monde soit plastique à un niveau macropolitique, il faut qu'il y ait la possibilité de changement. Dans le cas des intermittents, le changement s'est produit politiquement dans la contradiction. Il a ouvert un espace où la dimension macropolitique pouvait se déployer. Par contre, voilà, c'est ça qui est compliqué. Parce que normalement on a la possibilité de réagir sur le terrain micropolitique, chacun a la capacité de remanier. Ben, grosso monde tout le monde, disons comme ça. Le problème est comment penser le rapport entre le comportement, les contre-conduites, que Foucault appelle contre-conduite moléculaire, c'est-à-dire la relation entre la micropolitique et la macropolitique.

Donnons un exemple de travailleur intermittent : l'artiste. Ce sont des artistes, par exemple, qui utilisent l'assurance chômage. Au lieu de l'utiliser pour couvrir le risque de non-emploi, ils l'utilisent comme financement de leur activité artistique. Donc, c'est un détournement du sens de l'assurance chômage. Au niveau micropolitique, tout le monde fait ça. C'est un détournement qui déplace les catégories emploi-chômage, des catégories juridiques dans le corps du travail, dans le corps de la sécurité sociale. Ces catégories sont déplacées parce qu'effectivement le chômage ne se traduit pas en moment d'inactivité (qui ne peut être finalisé/activé que dans la recherche d'emploi), mais comme moment d'activité artistique. Donc le passage du micro au macropolitique produit un changement dans la subjectivité des gens. C'est-à-dire qu'ils jouent avec les catégories qui sont données, les déplacent, créant un changement subjectif très important. Ces comportements sont très ambigus. Ça devient une question de comment on peux remanier pratiquement le code du travail et de la sécurité sociale.

Mais généralement la « réforme » veut dire que le cadre macropolitique est redéfini de façon telle qu'il va rétroagir sur le niveau micropolitique et va fermer des espaces. Et voilà comment le micro et la macropolitique continuent à agir ensemble. La « réforme » referme ces espaces de créativité artistiques qui s'étaient ouverts, institutionnalisant la gestion du temps. Le grand problème, évidemment, c'est la lutte politique sur le temps. Donc, effectivement, la plasticité du politique. On voit comment cette plasticité qui avait été créée parce qu'il y avait des conditions pour que ce monde soit relativement plastique, est bloquée maintenant, est rigidifiée à nouveau par des choix institutionnels macropolitiques.

BM: Le micro et macropolitique sont d'autant plus liés que la forme de pouvoir de la société de sécurité, tu le dis, n'est plus disciplinaire. Donc, ça peut prêter à confusion parce que quand on dit institution, on pense discipline, quand on dit société de sécurité, on pense surveillance, Big Brother. Mais en fait, tu décris comment la gestion macropolitique vise la prolifération de petites différences, de normalités différentielles. Et puis, il y a ce retour où les réponses de ces individualités, ces différentiels qui sont créés sont réappropriés par le système, qui se réforme autour des réponses. Tu dis que le mécanisme du pouvoir, ce n'est plus l'inclusion et l'exclusion, ce n'est plus la fermeture ou le rejet à l'extérieur. Est-ce que tu peux expliciter un peu plus les différences par rapport au pouvoir disciplinaire, et les façons dont ça continue quand même d'une certaine façon de fonctionner à l'intérieur, dans ta théorie du pouvoir ?

ML: J'ai appelé cette forme de gouvernementalité « gouvernement des inégalités » parce que le pouvoir joue sur la production presque infinie des différences, ou des inégalités plutôt que différences. Comment on produit ces différences ? On les produit de différentes façons.

Autrefois, il y avait le salarié et le chômeur. Maintenant, on a le RMIste, le chômeur, l'intérimaire, le travailleur à temps partiel, le salarié, le salarié en CDD : il y a une multiplication des statuts, si on parle du marché du travail, qui est presque infinie, si tu veux. Là, le gouvernement a décidé de réduire de façon très importante l'aide à l'emploi, c'est-à-dire les emplois que tu pouvais mettre en place avec l'aide de l'État. Maintenant, avec la crise, ils les ont remis dedans, et ils vont construire une autre catégorie. Donc, ils vont continuer à multiplier les catégories et personne ne sera exclu, ou inclus : nous sommes tous dedans, dans ce spectrum de régulation. Quelquefois, le gouvernement diminue une catégorie pour remonter une autre selon les disponibilités, et selon leur projet, ou bien, selon la conflictualité qui se développe dans un secteur ou dans un autre. Mais ce spectrum là est vraiment très ouvert, et très disponible à la manipulation de l'administration. Donc, il n'y a pas de « dedans » et de « dehors » de façon tranchée comme on pourrait dire de la société disciplinaire. C'est le continuum des différences qui est modulable. La modulation, c'est le terme le plus adapté. À l'intérieur de ça, il y a la reproduction des techniques disciplinaires. Et ça, Foucault l'explique très bien et, il faut le reprendre. Le passage d'une société disciplinaire à une société de sécurité, ce n'est pas un remplacement. C'est qu'un système devient prédominant par rapport aux autres en même temps qu'il récupère les techniques des autres.

On voit, par exemple, qu'il y a des techniques disciplinaires qui sont récupérées à l'intérieur de la gestion des chômeurs. Contrôle presque disciplinaire, augmenté. Mais la logique générale, elle n'est pas disciplinaire, la logique générale, elle est sécuritaire dans le sens qu'effectivement on joue avec les différences et à la limite, on introduit aussi dans des segments précis la liberté, comme dirait Foucault. On introduit des éléments de liberté. On peut jouer sur ces différences de liberté, on peut les enfermer. On joue à tous les niveaux, on joue la responsabilisation et l'injonction à l'autonomie.

Aujourd'hui, chez les intermittents - donc un million et demi de personnes qui sont au RMI qui n'ont aucune ressource - on joue effectivement à construire une responsabilité, une activation de l'individu. Et à chaque niveau, il y a une injonction à l'autonomie : c'est une injonction à l'autonomie paradoxale parce que d'un autre côté, on la bloque. C'est une forme de gouvernementalité de celle que l'on a connu d'un régime disciplinaire. D'ailleurs, chez les intermittents, c'est évident parce que les intermittents sont une force de travail qui n'est pas assigné à un lieu spécifique. Ils travaillent trois jours sur un montage de film, ils font une pièce de théâtre qui dure des mois. Ils n'ont pas de lieu en tant que tel : c'est une force de travail qui est complètement mobilisable. C'est une vraie mobilité territoriale, et donc il n'y a pas de lieu d'ancrage comme pour les ouvriers d'autrefois qui allaient tout le temps au même endroit, qui avaient le même employeur, le même type de travail. Là, ils changent tout le temps parce que, le même comédien, par exemple, peut jouer une pièce de théâtre, enregistrer une voix, et travailler dans un film. Il peut changer tout le temps. Et cette mobilité là est contrôlée à travers des dispositifs, je pense, qui sont micropolitiques.

Le problème, c'est que la micropolitique a mauvaise réputation parce qu'il a été interprété comme si c'était des techniques ou des dispositifs qui intéressaient les marginaux, d'une certaine façon, les fous, les drogués. Je pense que ce sont des techniques qui sont utilisées pas du tout pour la marginalité. Ce sont des techniques sécuritaires justement très importantes. Surtout que la micropolitique était déjà présent dans la société sécuritaire, avec cette histoire, injonction à l'autonomie, degré de liberté qui sont donnés, repris selon les situations et tout ça.

EM: J'aimerais pousser un peu plus loin avec une dernière question. Je n'ai pas l'impression que chez nous, dans le milieu nord américain, on ait cette réaction allergique au micropolitique (si on pense du tout au micropolitique!). Tu as une phrase ici, je vais te la lire : « La micropolitique loin d'être un spontanéisme, un mouvementisme, une simple affirmation des formes de vie (un vitalisme comme le disent avec une pointe de mépris Jacques Rancière ou Alain Badiou). La micropolitique requiert un très haut niveau d'organisation, une différenciation poussée des fonctions et de l'action politique, une multiplicité d'initiatives, une discipline intellectuelle et organisationnelle certaine. » C'est une phrase magnifique. J'aimerais que tu dises quelques mots à propos de cette idée que la micropolitique soit un vitalisme ou une force de vie. Parce que justement en en parlant, moi et Brian, on s'est dit que, oui, c'est certainement une force pour la vie mais pas un vitalisme. Peut-être que tu pourrais faire la différence ?

ML: Cette phrase je l'ai écrite parce qu'effectivement, on comprend tout le temps la micropolitique comme une forme de spontanaïsme, de fête, comme le dit Badiou. Je pense que Guattari en parle, effectivement, et dit que n'est pas un spontanéisme, une simplification, une fête collective, même si évidemment c'est aussi ça. La micropolitique demande une rigueur d'organisation, et demande peut-être plus d'organisation. Par exemple, à chaque fois que la coordination devait prendre une décision, pratiquer ce « Ni Dedans, Ni Dehors », ça demandait un autre niveau d'organisation interne, ça demandait beaucoup de débats, ça demandait beaucoup de discussions, ça demandait une grande attention à ce qu'on disait, parce qu'étant donné que rien n'était acquis, qu'on vivait au sein de pratiques d'expérimentation, on devait prêter une attention très précise aux processus, aux processus internes, aux processus externes. Avec la micropolitique, il faut analyser effectivement parce que c'est une question chaque fois de cas différents. Donc, il faut qu'à ce moment là, on fasse une analyse précise des forces qui sont en jeu. Comment ça se déroule à l'intérieur ? Comment ça se passe à l'extérieur? C'est chaque fois l'analyse d'un petit événement.

Pour chaque événement, il y a des conditions qui sont à la fois aléatoires et qu'il faut saisir au moment parce qu'au prochain moment elles ne seront plus valables, ou bien quelque chose aura changé. Donc, la micropolitique est une forme d'organisation, une disposition subjective de l'esprit qui demande une certaine rigueur intellectuelle, même une rigueur organisationnelle pour qu'une nouvelles expression politique soit produite. Dans le cas des intermittents, on l'a vu à un petit niveau. Mais, justement l'expérience de la coordination, ce n'est pas une expérience dans le spontanaïsme, c'est une expérience dans le travail quotidien, formée à travers chaque élément.

BM: Une dernière question qui fait la relève à cette réponse où tu parles de saisir l'aléatoire à travers des techniques très précises et constructivistes pour faire émerger quelque chose à cette interface où le macro et le micro se rencontrent et s'échangent un peu leur processus. Cette activité de saisir l'aléatoire, techniquement ça ressemble à une activité artistique ou esthétique. Je sais que tu vas vers la pensée d'un paradigme esthétique, mais il y a des penseurs qui refusent tout à fait cette voie, par exemple, Zizek, qui dit que le capitalisme qui s'alimente par ce dynamisme créatif devient lui-même d'une certaine façon artistique. Comment est-ce que tu réponds à cette façon de penser?

ML: Je pense que c'est un terrain de lutte, un enjeu de lutte. Comme tous les enjeux de lutte, étant donné que c'est une lutte entre différentes positions, il n'est pas prédéterminé, il n'est pas résolu. Mais il faut se mettre d'accord si le terrain de lutte, c'est celui-là, ou si c'est un autre. Moi, je pense que c'est ce que tu viens de décrire, le terrain de lutte, c'est celuilà, l'enjeu, il est celui-là. Alors, on peut mesurer, on peut gagner, on peut perdre. Ou peut-être les forces vont faire fonctionner le capital mieux qu'il fonctionnait avant, ça ce n'est pas exclu. Ça dépend, comme dans toute lutte : il y a des gens qui gagnent et des autres qui perdent. L'important, c'est de définir si le terrain d'affrontement, il est celui-là ou si c'est un autre. Si c'est un autre, il faut se comporter de façon différente, mais si c'est celui-ci, il faut trouver les dispositifs. Moi, je suis l'intuition de Guattari sur le paradigme esthétique : si le monde est à faire, en train de se faire et est en même temps à faire, si le monde est incomplet, et qu'il fait appel à la subjectivité, il faut faire une transition du paradigme scientifique, comme c'était le cas dans le marxisme, au paradigme esthétique, esthétique dans le sens de la production de la création de quelque chose. Ça change le point de vue.

Chez Marx, c'était encore un paradigme scientifique. Aujourd'hui, c'est un problème éthico-esthétique, éthico-politique car effectivement si le monde est en train de se faire, et si nous, on est impliqué d'une certaine façon dans ce faire du monde, l'impasse n'est pas cognitive mais éthicopolitique. Comment construire ce monde?

À l'intérieur de ce monde, il y a effectivement des luttes très puissantes, ça ne va pas se passer de façon indolore tout ça. Il faut choisir. Je pense qu'on va aujourd'hui vers des formes d'organisation de l'action collective qui demanderont effectivement un paradigme esthétique, pas dans le sens d'une esthétisation du social, pas dans le sens que tout le monde deviennent des artistes, mais dans cette capacité justement de saisir le politique dans l'événementiel.

  INFLeXions No. 3 (Oct. 2009)
Micropolitics: Exploring Ethico-Aesthetics


NODE:
edited by N. Himada & Erin Manning

From Noun to Verb: The Micropolitics of "Making Collective" - An Interview between Inflexions Editors Ering Manning & Nasrin Himada
with Erin Manning and Nasrin Himada
i-viii

Plants Don't Have Legs - An Interview with Gina Badger
with Gina Badger and Nasrin Himada 1-32

Becoming Apprentice to Materials - An Interview with Adam Bobbette
with Adam Bobbette and Nasrin Himada 33-47

Micropolitics in the Desert - Politics and the Law in Australian Aborigianl Communities" - An Interview with Barbara Glowczewski
with Barbara Glowczewski, Erin Manning and Brian Massumi 48-68

Les baleines et la forêt amazonienne - Gabriel Tarde et la cosmopolitique Entrevue avec Bruno Latoure -
avec Bruno Latour, Erin Manning et Brian Massumi 69-94

Of Whales and the Amazon Forest - Gabriel Tarde and Cosmopolitics Interview with Bruno Latour
with Bruno Latour, Erin Manning and Brian Massumi
95-117

Saisir le politique dans l’évènementiel - Entrevue avec Maurizio Lazzarato
avec Maurizio Lazzarato, Erin Manning et Brian Massumi 118-140

Grasping the Political in the Event - Interview with Maurizio Lazzarato
with Maurizio Lazzarato, Erin Manning and Brian Massumi 141-163

Cinematic Practice Does Politics - Interview with Julia Loktev
with Julia Loktev and Nasrin Himada 164-182

Of Microperception and Micropolitics - An Interview with Brian Massumi
with Joel Loktev and Nasrin Himada 183-275

Histoire du milieu: entre macro et mésopolique - Entrevue avec Isabelle Stengers
avec Isabelle Stengers, Erin Manning, et Brian Massumi 183-275

History through the Middle: Between Macro and Mesopolitics - an Interview with Isabelle Stengers
with Isabelle Stengers, Erin Manning, and Brian Massumi 183-275

Non-NODE non-TANGENT:

Affective Territories by Margarida Carvalho

Margarida Carvalho, College of Media Studies and Communication - Polytechnic Institute of Lisbon 183-275

TANGENTS: go to Tangents >
edited by Erin Manning & Leslie Plumb

Appetite Forever: Amsterdam Molecule*
Rick Dolphi jn and Veridiana Zurita

Digestive Derivatives: Amsterdam Molecule*
Sher Doruff

Body of Water: Weimar Molecule*
João da Silva

Concrete Gardens: Montreal Molecule 1*

Cuerpo Común: Madrid Molecule*
Jaime del Val

Dark Precursor: Naples Molecule*
Beatrice Ferrara, Vito Campanelli, Tiziana Terranova, Michaela Quadraro, Vittorio Milone

Diagramming Movement: London Molecule*
Sebastian Abrahamsson, Gill Clarke, Diana Henry, Jeff Hung, Joe Gerlach, Zeynep Gunduz, Chris Jannides, Thomas Jellis, Derek McCormack, Sarah Rubidge, Alan Stones, Andrew Wilford

Double Booking: Boston Molecule*
www.ds4si.org

Free Phone: San Diego/Tijuana Molecule*
Micha Cardenas, Chris Head, Katherine Sweetman, Camilo Ontiveros, Elle Mehrmand and Felipe Zuniga

Futuring Bodies: Melbourne Molecule*
Tony Yap, Mike Hornblow, Pia Ednie-Brown and her Plastic Futures studio- PALS Plasticity and Autotrophic Life Society, Adele Varcoe and her Fashion Design studio (both from RMIT)

Generative Thought Machine: Sydney Molecule*
Mat Wall-Smith, Anna Munster, Andrew Murphie, Gillian Fuller, Lone Bertelsen

Humboldt's Meal: Berlin Molecule*
Khadija von Zinnenburg Carroll, Alex Schweder

Lack of Information: Montreal Molecule 2*
Jonas Fritsch, Christoph Brunner, Joel Mckim, Marie-Eve Bélanger...

Olympic Phi-Fi: London Molecule 2*
M. Beatrice Fazi, Jonathan Fletcher, Caroline Heron, Luciana Parisi

Vagins-à-Dents: Hull Molecule *
Marie-Ève Bélanger, Jean-Pierre Couture, Dalie Giroux, Rebecca Lavoie

Wait: Toronto Molecule*
Alessandra Renzi, Laura Kane